jeudi 28 mars 2024

Travail en temps limité: La vérité

 1) Toute vérité vous semble-t-elle bonne à dire?  Expliquez pourquoi la réponse que l'on peut apporter à cette question dépend du sens du mot vérité auquel on pense?

2)  Est-il possible de dire la vérité tout en mentant?

3)  Une hypothèse confirmée par une expérience est-elle vraie, selon Karl Popper? Pourquoi? Que faut-il entendre par falsifiabilité ?

4)  Que veut dire Descartes quand il écrit: "je pense donc je suis"? Décrivez la totalité du raisonnement.

5) Descartes est-il sceptique? Est-il empiriste? En quoi sa démarche est-elle à la fois la même que celle de Bertrand Russell et totalement opposée?

6) Est-il vrai que nous percevions des objets? 

7) Peut-on dire que toute conviction est une croyance?

8) Une société humaine peut-elle exister si  tous ses membres ne disent que la vérité? Faut-il attendre d'un homme politique qu'il ne dise que la vérité?



mercredi 27 mars 2024

Terminales EMC 2 / 3: prestation orale ou vidéo pour le 02/05



Il s'agit de concevoir une prestation orale type concours d'éloquence, ou une vidéo dont la durée ne dépassera pas 5 minutes chrono sur l'un des sujets suivants (ou un autre de votre cru dont vous m'aurez informé préalablement). Si vous choisissez une vidéo, vous n'êtes pas obligé.e d' y apparaître en personne. Par contre il sera évidemment nécessaire de traiter le sujet en usant de tous les registres qui vous semblent opportuns et en évitant évidemment tout contenu de haine ou propos visant à discriminer. Les premières prestations ou vidéos sont présentées le 02 mai prochain (de nouveaux sujets s'jouteront à la liste avant les vacances de Pâques).

  1. La femme est-elle l’avenir de l’homme?
  2. De quoi peut-on parler avec un animal domestique?
  3. Est-il parfois raisonnable d’avoir tort?
  4. Influencer peut-il être un métier?
  5. Peut-on faire un selfie à Auschwitz?
  6. Le pire est-il à venir?
  7. A quoi servent les interdits?
  8. Tout n’est-il qu’éternel retour?
  9. Faut-il attendre la réciprocité dans les relations amoureuses?
  10. Suis-je le mieux placé pour parler de moi?
  11. Avons-nous quelque chose à attendre de l’existence?
  12. Que méritons nous?
  13. Faut-il vivre caché.e pour vivre heureux?
  14. S’excuser: est-ce un signe de faiblesse?
  15. A quoi reconnaît-on qu’un être est humain?
  16. Y’a-t-il de l’insignifiant?
  17. Y-a-t-il du mal à espérer du mieux?
  18. La jeunesse est-elle une question d’âge?
  19. La vie est-elle « trop mortelle »?
  20. Peut-on gagner du temps à regretter?
  21. Sommes nous dans le multivers?
  22. Si la vérité pouvait se dire, serait-il exclu qu’on en parle?
  23. Tout est-il bien venu?
  24. Puis-je vraiment tout entendre?
  25. La maladie est-elle l’affaire du médecin?
  26. Y-a-t-il plus grand plaisir que de remettre à plus tard?
  27. Sommes nous fait.e.s pour être commandé.e.s?
  28. Le féminisme est-il une question d’aujourd’hui?
  29. La proximité du pire nous rend-t-elle plus philosophe?
  30. Le lycée nous apprend-t-il quelque chose?
  31. L’âge des humains est-il achevé?
  32. Peut-on se satisfaire d’avoir vécu?
  33. Gagne-t-on nécessairement quelque chose à être aimable?
  34. Faut-il faire le premier pas?
  35. Avons-nous perdu quelque chose lors du confinement?
  36. Y’a-t-il du vital?
  37. Peut-on faire de son existence une dissertation de philosophie sans référence philosophique?
  38. De quoi faut-il peupler sa solitude pour ne pas se sentir isolé.e?
  39. Faut-il rester anonyme ou clamer son nom?
  40. Faut-il s’interdire d’avoir des enfants? 

samedi 23 mars 2024

Bernard Friot - Le nouveau sens du "travail"

 


Terminales 2/ 3 / 6 - Oeuvre suivie: problèmes de philosophie de Bertrand Russell (2)

 3) Explication linéaire du chapitre 1 du livre « Problème de philosophie »: Apparence et réalité

(Il importe que chacune et chacun de vous  aborde ce premier chapitre en ayant bien présent à l’esprit que vous êtes susceptible d’être interrogé.e oralement sur n’importe quel passage à la discrétion de votre examinateur.trice - Le style d’écriture de Bertrand Russell est très simple et constamment orienté vers le maximum de clarté. Les références qu’il utilise notamment Berkeley et Leibniz le sont moins. Le meilleur moyen d’expliquer efficacement ce chapitre est de partager son trouble et c’est assez facile. Il est possible que vous soyez impliqué.e dans une multitude  de problèmes qui vous semblent plus urgents que celui-là mais en même temps, on ne peut pas mener une vie décente sans s’interroger sur l’existence des choses qui nous environnent. Nous avons toutes et tous appris à ne pas nous cogner aux portes, à ne pas nous prendre les pieds dans le tapis, mais la vraie question est de savoir s’il y a bien une porte ou un tapis et si ces choses sont bien telles que nous les percevons. Le terme de « décence » n’est pas forcément mal placé ici. Quelque chose d’une existence humaine se décline ici, dans le trouble de l’interrogation portant sur l’existence de la matière.)





Ce premier chapitre est divisé comme suit:

  1. Une connaissance peut-elle être admise comme étant vraie? C’est l’interrogation sceptique par excellence. Nous ne percevons pas la table réelle mais une apparence appuyée sur les témoignages de nos sens. (§1 - 8)
  2. Cela suscite deux questions: la matière existe t-elle? Si oui, quelle est sa nature?  La réponse de la plupart des philosophes est « oui » à la première mais leur réponse varient quant à la seconde ( § 9 - 17). 
  3. Finalement après un premier examen, tout ce que l’on peut conclure, c’est la capacité de la philosophie à susciter deux affects: le trouble de l’incertitude là où on l’attend le moins et l’enchantement du possible (§17 à 20)
  1. La table réelle et l’apparence sensible de la table

Il est assez difficile de ne pas référer la question qui ouvre ce chapitre de celle de Descartes au tout début de la première méditation (1641):


   « Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes si mal assurés, ne pouvait être que fort douteux et incertain; de façon qu’il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences. Mais cette entreprise me semblant être fort grande, j’ai attendu que j’eusse atteint un âge qui fût si mûr, que je n’en pusse espérer d’autre après lui, auquel je fusse plus propre à l’exécuter ; ce qui m’a fait différer si longtemps, que désormais je croirais commettre une faute, si j’employais encore à délibérer le temps qu’il me reste pour agir. »

Descartes ici évoque une sorte de Kaïros, de moment dont on peut dire à bon escient qu’il est « de vérité ». Il n’est plus possible de différer l’examen de la question de savoir si l’on peut ou pas connaître une réalité avec une absolue certitude. Voilà pourquoi il écrit. L’ souci de Bertrand Russell est le même mais le mouvement philosophique et la démarche suivie sont radicalement opposés car Descartes est un innéiste alors que Russell est un empiriste. Qu’est-ce que cela veut dire? Que pour les innéistes, il existe des idées qui sont toujours déjà présentes dans notre esprit et grâce auxquelles nous ne faisons jamais l’expérience directe des choses et de la matière. Leibniz a parfaitement exprimé le présupposé de l’innéisme en affirmant: « il n’y a rien dans l’esprit qui n’ait été d’abord dans les sens excepté l’esprit lui-même. » 

Je vois le cadran d’un horloge et je le perçois comme circulaire. Est-ce parce que j’ai déjà vu des cercles avant dans ma vie, ou bien parce que l’idée de cercle est toujours déjà là? Il peut sembler plus facile de répondre par la première option qui est empiriste, mais en même temps l’idée d’un cercle susceptible de convenir à tous les cercles que je rencontrai dans ma vie est la suivante: « une figure dont tous les points de la circonférence sont à égale distance du centre » Une telle définition n’est pas innée de prime abord mais à bien y regarder elle contient des concepts dont il est difficile de donner une généalogie expérimentale: « tous » « égale » « centre ». Je vois bien ce que ça veut dire et j’ai bien les mots parce qu’on me les a appris mais l’adéquation que j’éprouve avec leur signification me semble d’une évidence première à tous égard et nous avons peine à décrire une expérience de l’égalité en termes de « choses ». 

Peut-être êtes vous en train d’essayer de vous situer par rapport à cette opposition. On doit vraiment insister d’abord sur l’extrême difficulté d’une telle prise de position. Il convient d’abord de saisir en quoi elle consiste:

  1. Pour un innéiste (Platon, Descartes, Leibniz), Notre esprit ne naît pas sans rien. Il possède déjà en lui des idées comme par exemple l’idée de Dieu, c’est-à-dire de l’infini pour Descartes.  Pour prendre un autre exemple si on me montre une distance entre un point et un autre puis une autre distance sur un autre plan entre deux autres moins, l’idée du même grâce à laquelle je dirai que ces deux distances sont égales est une idée que j’ai déjà en moi. C’est « évident ». Imaginez un enfant qui demanderait sans cesse pourquoi. Ces deux distances sont égales. Pourquoi? Parce que si tu les regardes et que tu les mesures, elles font la même distance. Pourquoi? Ben parce que c’est la même? Mais d’où tu tiens cette idée de même?  Nous revenons ici incessamment toujours au même problème: est-ce qu’il y a des distances égales parce qu’à force de percevoir des distances égales nous en avons déduit l’existence d’un concept du même ou de l’égalité ou de l’identité, ou bien est-ce d’abord parce que ces concepts sont là, dans notre esprit que nous les plaquons a posteriori, après sur notre expérience des choses? Empiriste dans le premier cas, innéiste dans le deuxième
  2. Pour un empiriste (Epicure, Locke, Hobbes, Hume), notre esprit est comme une tablette de cire vierge sur laquelle vont s’imprimer des idées au fur et à mesure que nous allons éprouver des sensations. Il n’y pas d’idée de dieu, de l’égalité ou de l’identité avant que nous en fassions l’expérience sensible (et pour dire, ce n’est pas évident à moins de croire à une divinité immanente comme Spinoza). Voici le terme important: pour un innéiste l’expérience sensible est finalement seconde dans la connaissance alors que pour un empiriste, elle est première.



Mais il se trouve que cette opposition entre Descartes l’innéiste et Russell l’empiriste en croise une autre qui est celle du scepticisme et du rationalisme et qui, pour nous peut être plus porteuse.  Dans les Méditations, Descartes  emprunte apparemment mais en fait fallacieusement la voie du scepticisme exactement comme un mathématicien suit la voie d’une démonstration par l’absurde. Il s’agit pour lui d’aller jusqu’au bout du mouvement qu’il souhaite, par dessus tout, réfuter, contredire. 

Descartes fait semblant d’être un sceptique et de douter afin de montrer que ce doute lui-même a nécessairement besoin de s’arcbouter sur une certitude qui est celle du « je pense ».  Ce raisonnement est bien connu mais il faut vraiment le suivre rigoureusement pour mieux saisir ce qui par contraste, caractérise la démarche de Bertrand Russell

. Descartes décide d’insinuer le doute dans toute modalité de connaissance comme on teste l’authenticité d’une pièce en or. Il suffit de faire tomber une goutte d’acide pour observer la réaction du métal. Ici l’acide, c ‘est le doute.

  1. Puis-je douter de mes sens? Oui puisque mes sens me trompent parfois. Par conséquent il n’est rien de fiable, de certain que ‘son puisse fonder sur le témoignage de nos sens.
  2. Puis-je douter de mes raisonnements, de mes démonstrations? Oui, puisque nous avons toutes et tous fait l’expérience d’inattention, d’erreur qui faussaient le résultat, donc il n’est rien de certain que l’on puisse fonder sur des démonstrations;
  3. Puis-je douter de mes représentations, des évènements eux-mêmes? Oui puisque nous pouvons rêvé. Il n’est rien de ces trois modalités de connaissance: sens, démonstrations, représentations sur quoi on puisse fonder une seule connaissance certaine.

Le trouble est si grand que l’on peut finalement envisager l’existence d’un malin génie qui userait de tous les moyens possibles pour nous tromper toujours et pour me faire croire que j’existe alors que je n’existe pas. Je ne suis peut-être rien…je ne suis peut-être rien. Bon! Mais mais alors qu’est-ce qui se passe là maintenant? Un malin génie est est train de créer l’illusion d’une personne tapant sur son clavier: « je ne suis peut-être rien ». Donc rien ne se passe en réalité? Il y a bien quelque chose qui me fait croire que je tape ces mots sur mon clavier. Je ne suis peut-être rien mais je suis bel et bien en train de penser que je ne suis rien et pour le croire, il faut bien que cette pensée « soit », même si c’est pour penser qu’elle n’est rien. Elle n’est peut-être jamais plus à côté de la plaque en pensant qu’elle est, reste qu’en pensant maintenant qu’elle n’est pas, il faut bien qu’elle soit « quelque chose ». Je peux bien penser que je ne suis rien, encore faut-il que je sois quelque chose pour penser que je ne suis rien, donc nécessairement je suis. Que suis-je? Je suis cette « chose » qui pense qu’elle n’est rien mais qui « est » forcément pour le penser.  

"Je pense donc je suis », c’est exactement cela que ça veut dire, tout ce qui vient d’être déployé et au terme de quoi Descartes est convaincu d’avoir éradiqué le scepticisme. Plus de deux siècles plus tard Nietzsche prouvera que le « je pense » n’est aucunement une certitude mais une façon de penser imposée par une langue au sein de laquelle il est arbitrairement posé que toute action suppose un sujet qui la décide et qui l’accomplit, tout simplement parce que « sujet/verbe/ complément » (il y a bien un rapport entre « de la pensée » et "de l’être » mais que ce soit moi qui pense et que ce soit moi qui « suis », cela n’est aucunement prouvé par ce raisonnement). Descartes a cru réfuter le scepticisme et poser une certitude quand il était en réalité totalement victime d’un présupposé de la langue (on ne peut pas parler une langue, on est parlé par elle, c’est cela que Descartes a vécu sans le savoir) . C’est exactement comme si un malin génie incroyablement plus malin que celui qu’il avait conçu l’avait dépassé, manipulé, trompé, au moment même où il pensait avoir réellement « fondé » quelque chose. Le scepticisme n’est donc en aucune façon un mouvement de pensée enterré par Descartes. 



La démarche de Russell s’oppose point par point à celle de Descartes ne serait-ce que parce qu’il est un philosophe empiriste et sceptique. Nous pouvons clairement le déduire du fait qu’à la fin de ce chapitre, nous ne saurons toujours pas, en fin de compte, si cette table existe ou pas.

Nous allons voir dans le paragraphe 2 qu’il s’agira seulement de savoir si cette table existe et, à supposer que « oui », si elle est bien telle que je la perçois (et là la réponse sera « non »). Mais ici au §1, Russell donne finalement une définition de ce qu’il entend par « philosophie ». Le plus simple ici est de revenir à Aristote et à l’étonnement: 

« C’est, en effet, l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l’esprit ; puis, s’avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Étoiles, enfin la genèse de l’Univers. Or apercevoir une difficulté et s’étonner, c’est reconnaître sa propre ignorance (c’est pourquoi même l’amour des mythes est, en quelque manière amour de la Sagesse, car le mythe est un assemblage de merveilleux). Ainsi donc, si ce fut bien pour échapper à l’ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, c’est qu’évidemment ils poursuivaient le savoir en vue de la seule connaissance et non pour une fin utilitaire. Et ce qui s’est passé en réalité en fournit la preuve : presque toutes les nécessités de la vie, et les choses qui intéressent son bien-être et son agrément avaient reçu satisfaction, quand on commença à rechercher une discipline de ce genre. Je conclus que, manifestement, nous n’avons en vue, dans notre recherche, aucun intérêt étranger. Mais, de même que nous appelons libre celui qui est à lui-même sa fin et n’existe pas pour un autre, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit une discipline libérale, puisque seule elle est à elle-même sa propre fin. »

Aristote est ici soucieux de déterminer l’origine même de la philosophie et de la science mais Russell, en un sens va plus loin puisque qu’il définit la philosophie non pas comme ce qui naît de l’étonnement premier à l’égard de l’existence de l’univers mais ce qui le porte à l’égard des choses premières qui se manifestent encore et toujours à notre perception la plus prosaïque et la plus quotidienne. Il n’y a pas seulement lieu de s’étonner que l’univers soit, mais aussi et surtout que cette chaise, cette table, cette pièce et tout ce qui en cet instant m’entoure soit. En d’autres termes la philosophie n’est pas née de l’étonnement, elle est cet étonnement qui incessamment renaît.



(2) L’epochè sceptique (qui remonte aux sceptiques grecs de l’antiquité: Pyrrhon) consiste à suspendre le jugement, c’est-à-dire à retarder le moment de conclure. De ce que j’aperçois ici et maintenant une table, des papiers sur cette table, une rue par la fenêtre, le soleil, le ciel, etc, il ne s’ensuit pas nécessairement que tout cela soit et plus encore que tout cela soit effectivement tel que je le perçois. L’immédiateté sensible de la situation, la proximité de la table, l’immersion dans un monde là dans lequel s’effectue bel et bien une « pression » des choses et des sensations ne constituent aucunement des « preuves » indiscutables. C’est même le contraire: il n’est rien de ce que nous vivons qui puisse s’effectuer sans se laisser définir dans les termes d’une ou plusieurs sensations. Lorsque nous dormons ces sensations disparaissent à moins que nous rêvions. Mais qu’est-ce que le rêve? 

            Si nous suivons l’approche des neurosciences, nous trouvons notamment l’hypothèse formulée par Allan Hobson selon laquelle les rêves seraient issus d’une activation aléatoire du cortex cérébral. Cette explication part du postulat selon lequel les évènements psychologiques et physiologiques  seraient identiques. Les neurones cholinergiques envoient des décharges aléatoires vers le cortex et provoquent ainsi des images motrices qui suscitent des réactions émotionnelles. Les neurones cholinergiques libèrent l’acétylcholine qui est un neuro-transmetteur lié aux fonctions de la mémoire et de l’apprentissage. Elle est le premier neurotransmetteur identifié dans le système nerveux et elle joue un rôle central dans la jonction entre les nerfs et les muscles. 

                En d’autres termes le rêve manifeste la capacité du corps, et notamment  par sa structure neuro-musculaire à susciter des émotions qui correspondent à des expériences qui ne sont pas instantanées et qui peuvent être liées à des souvenirs, à des perceptions déjà vécues mais pas exclusivement. Un corps a donc tout l’appareillage souhaité pour se suggérer à lui-même des sensations qui ne correspondent pas pour autant à des situations extérieures. Nous (et dans ce nous il faut inclure finalement la plupart des mammifères) sommes dotés de facultés susceptibles de redistribuer et de reconfigurer différemment les données de l’expérience, ce qui nous impose de considérer qu’il n’est pas possible d’induire du fait qu’une situation soit vécue qu’elle se soit effectivement déroulée, telle qu’elle nous apparaît. Nous pouvons synthétiser, construire autrement  des situations que dans la vie extérieure. Cela doit nous avertir en pointant l’extrême difficulté à cibler dans les sensations du vécu ce qui vient du moi et ce qui vient du « non-moi ». Dans ce que je reçois comme informations d’un extérieur supposé qu’est-ce qui vient effectivement d’une extériorité, d’un dehors et qu’est-ce qui relève d’une « auto-suggestion » d’un travail extrêmement complexe par le biais duquel je me suggère à moi-même des scènes qui ne sont pas réellement en train de se dérouler? 




            Si l’on essaie vraiment de comprendre l’essentiel de ce qui nous est dit dans le premier paragraphe, nous pourrions affirmer que c’est surtout une affaire de proportion en terme de connaissance entre la question et la réponse. Peut-on aller jusqu’à dire qu’une question est plus révélatrice qu’une réponse, qu’elle nous en apprend davantage? Pour Bertrand Russell oui.  

Pour bien comprendre cette prise de position nous pouvons faire un détour par un écrivain qui n’a vraiment aucun rapport avec l’univers de Russell mais que dans un livre intitulé l’entretien infini évoque ce rapport entre la question est la réponse: « la réponse est la mort de la question » dit Maurice Blanchot , mais il faut bien entendre que dans cette mort de la question c’’est aussi quelque chose de la mort de l’humain qui s’insinue.  Toute la démonstration de Blanchot s’appuie sur une seule observation, à savoir le fait qu’il y a plus dans la question/réponse  Le ciel est-il bleu ? …..oui que dans l’affirmation « le ciel est bleu ». C’est assez évident: passer par la question fait naître le soupçon que le ciel pourrait ne pas être bleu.

        Si nous reprenons exactement cet exemple, cela tombe d’autant mieux  qu’en effet le ciel n’est pas bleu. Quand il fait jour et soleil, ce que nous « devrions » voir, en un sens, c’est la totalité du prisme multicolore de la lumière, quelque chose qui ressemblerait à un arc en ciel.

        Mais pourquoi n’est-ce pas le cas? A cause de l'atmosphère. La lumière voyage du soleil jusqu’à nous sous la forme d’ondes lumineuses. Les différences de couleurs au sein du prisme viennent de différences de longueurs d’ondes. Le rouge désigne une longueur d’ondes plutôt longue alors que le bleu se définit par une longueur d’ondes lumineuses courte. Quand la lumière du soleil touche la terre, les ondes lumineuses entrent en collision avec les molécules d’azote et d’oxygène qui constitue l’atmosphère terrestre, de telle sorte que les différentes longueurs d’ondes qui constitue le prisme vont se disperser différemment. Les longueurs d’ondes plus importantes vont se disperser moins que les longueurs d’ondes courtes comme le bleu. Comme celles-ci se dispersent davantage, on ne voit qu’elles. Le ciel n’est pas bleu en soi mais nous ne pouvons le voir autrement que bleu. Nous frôlons davantage la vérité quand nous posons la question que quand nous laissons nos sensations visuelles immédiates répondre à la question.



        Il nous faut réaliser que le point d’interrogation de toute question est finalement l’epochè d’une démarche sceptique porteuse d’un esprit de vérité, lequel est davantage soucieux d’intercaler des questions entre nous et nos sensations que de poser des affirmations.  Toute réponse est dogmatique et de ce point de vue, démission de l’esprit critique, de l’esprit tout court, de l’exercice de la pensée. Toute question est sceptique, et nous pourrions dire que dans cette « Epochè », c’est la possibilité d’un ciel multicolore qui pointe, possibilité qui n’est pas dépourvue de vérité. La réponse a tout faux parce qu’elle met fin à la pertinence du « suspens vrai » de toute question.

            De ce point de vue, la philosophie (sceptique) est un coup d’arrêt porté à la vie fonctionnelle, utilitaire. Nous avons besoin de présupposés, de préjugés pour parvenir à nos fins. Mais quelles fins? Celles de nos besoins vitaux et de nos intérêts particuliers. Faire de la philosophie suppose une posture que l’on pourrait qualifier de « stand by » par rapport à ces objectifs. Le fond de l’opposition entre la philosophie et le sens commun est surement à chercher ici dans cette zone de curiosité qui nous impose de dépasser la seule préoccupation de survivre en tant qu’être vivant. En contradiction avec ce statut l’être humain est dasein, c’est-à-dire l’être pour lequel être se vit comme une question. Nous sommes le « sans réponse » de cette question de l’être (ce que c’est que vivre ce « sans réponse ») 

            Bien qu’ayant vécu dans la même période, il n’existe aucun rapport entre ces deux philosophes (politiquement très éloignés puisque Heidegger s’est quand même laissé fasciner et embrigader dans le mouvement nazi). Il suffit de lire la prose de ces deux auteurs pour saisir la différence totale de « climat » (l’angoisse existentielle pour Heidegger, une sorte de froideur analytique pour Russell) mais cela ne contrevient en aucune manière au rapport évident qui lie entre elles l’intuition du dasein et le scepticisme de méthode de la démarche philosophique de Russell.  C’est bien d’un dépouillement dont il est question et de la capacité de l’être humain à se défaire de certitudes trop faciles pour être fondées, justifiées.

        Nous ne pouvons durablement « nous installer » dans aucune situation, absolument aucune et cela ne peut se vérifier qu’à l’instant même.  Nous existons en cet instant, cela veut dire que nous sommes assaillis par une multitude d’informations sensibles à l’égard desquels il convient d’installer la même distance interrogative que pour la proposition selon laquelle le ciel est bleu. L’esprit de contradiction ne naît pas d’une pensée torturée mais simplement un peu plus exigeante de vérité que la moyenne.

        Bertrand Russell décrit donc exactement ce qu’il voit à l’instant où il écrit ces lignes. Le « vécu empirique immédiat », c’est la totalité des informations sensibles dans le ressenti desquelles il vit ce moment là. Et dont il nous prévient d’emblée qu’il y a des fortes chances qu’il soit erroné

        Pourtant, un rapide coup d’œil à cette énumération nous avertit d’emblée que ces informations ne se situent pas au même niveau. Il est assis sur une chaise devant une table rectangulaire. Il y a des feuilles devant lui de ce qu’il est en train d’écrire et d’autres de lire. Par la fenêtre il voit des maisons le soleil et le ciel. Il possède des connaissances sur le soleil qui ne sont en aucun cas des données empiriques comme les 149 millions de kilomètres. Russell mélange donc des informations qu’il perçoit avec d’autres qu’il a lues. Cela signifie que son scepticisme ne se limite pas à des données sensibles. De fait, le chiffre qu’il donne est « exact » scientifiquement.  Il faut donc douter non seulement de ce que l’on perçoit mais aussi de ce que l’on sait déjà. Aussi juste soit-il ce chiffre ne dit pas tout de la distance entre la terre et le soleil. Le doute est une prise de position radicale dont finalement on ne revient jamais vraiment.  Après tout, si nous comprenons vraiment tout ce qu’implique le Big bang, nous réalisons que ce ne sont pas vraiment les galaxies qui s’éloignent les unes des autres dans l’espace  mais cet espace même, autrement dit la distance que l'on mesure entre les galaxies s’étend. C’est ce que c’est d’être là qui finalement n’est pas exactement « là », enfin pas dans le même « là ». Ce ne sont pas les positions des galaxies qui changent mais ce que c’est qu’être en position qui évolue. Par conséquent ici aussi le scepticisme trouve des raisons d’être.




            Parmi toutes ces indications dont il précise qu’elles sont des connaissances susceptibles d’être erronées, il en est une sur laquelle nous devons concentrer toute notre attention: « Je crois que, si une autre personne normale entre dans la pièce où je me trouve, elle verra les mêmes chaises, les mêmes tables, les mêmes papiers et les mêmes livres que moi »  Que se joue-t-il de l’existence d’autrui dans la perception que j’ai des objets qui m’environnent?  C’est une question dont nous allons voir qu’elle est abyssale et qu’elle confie exactement le propos de Bertrand Russell.

        Bertrand Russell est à sa table de travail jonchée de papiers et de livres. Si une autre personne  entre dans la pièce, elle verra la « même table ». Vraiment? Oui mais comment est-ce possible puisque cette personne nécessairement verra un autre angle de la table. Si chacune de ces deux personnes prenait en photo la table, ce ne serait évidemment  pas le même cliché. De cette différence d’apparences, personne ne va conclure une différence d’objets, comment cela se fait-il?

        Chacune peut bien échanger la place de  l’autre, il leur faudra du temps. Cela signifie donc que si Bertrand Russell se déplace à la position occupée précédemment par le visiteur ou la visiteuse, il faudra qu’il ait la mémoire immédiate du cliché qu’il avant « Avant ». Mais même en suivant cette évidence (qui suppose quand même que ma mémoire participe de la croyance à l’unité de l’objet table), il faut que chacun des deux croit dans l’unité de l’objet" table", unité qui n’est jamais éprouvée d’un point de vue sensible. Personne ne peut éprouver la table sensible en tant que table « UNE ». Les objets ne sont pas « là », nous pourrions dire qu’en peinture le cubisme a raison en superposant étrangement les unes aux autres des perspectives d’objet diffractées, un peu comme si nous ne pouvions voir les objets qu’en peinture. Évidemment ce n’est pas vraiment le cas mais du moins ces perspectives tronquées ont-elles le mérite de nous faire ressentir du trouble de l’absence d’objets sensibles. 




            Nous ne cessons d’induire de perspectives partielles, fragmentées des objets « uns ». La présence de l’autre personne en face de moi me conforte dans l’idée selon laquelle la perception de l’autre face est possible, mais de fait, ce n’est pas celle que j’ai moi.  De ceci que je vois l’autre personne « voyant » j’induis qu’il existe une autre face visible, mais ce n’est pas exactement ce que je dis puisque je dis que je vois la table, ce qui rigoureusement est « faux ». Personne ne voit LA table ni LA chaise, etc. Nous existons dans un monde d’objets pressentis, supposés, mais au sens strict jamais perçus. Nous évoluons dans le perceptible, dans le susceptible d’être perçu, bref dans le possible. En opérant sans cesse des postulations, des spéculations de totalités à partir d’un angle tronqué. Nous ne cessons de supposer un monde d’objets qui de fait à aucun moment ne m’apparaît comme tel. Gilles Deleuze dans on article sur « Michel Tournier et le monde sans Autrui évoque précisément ce réconfort de la présence d l’autre dans le rapport que nous frictionnons avec des objets qu’en réalité nous ne voyons jamais comme tels:

            "La partie de l'objet que je ne vois pas, je la pose en même temps comme visible pour autrui, si bien que, lorsque j'aurai fait le tour pour rejoindre cette partie cachée, j'aurai rejoint autrui derrière l'objet pour en faire une totalisation prévisible. »

        Dans le livre de Michel Tournier: « Vendredi ou les limbes du Pacifique », c’est justement ce réconfort là qui va finir par faire défaut puisque autrui n’est pas là, du moins jusqu’à ce que Vendredi fasse son apparition. 

"Quand on se plaint de la méchanceté d'autrui, on oublie cette autre méchanceté plus redoutable encore, celle qu'auraient les choses s'il n'y avait pas autrui. (…) Autrui assure les marges et les transitions dans le monde. Il règle les transformations de la forme et du fond, les variations de profondeur. Il empêche les assauts par derrière. Il peuple le monde d'une rumeur bienveillante. Il fait que les choses se penchent les unes vers les autres, et de l’une à l’autre, trouvent des compléments naturels. »

        Autrui m’envoie la confirmation de la visibilité de ce qui n’est pas vu, de la perceptibilité de ce qu’il est absolument impossible que je perçoive. C’est donc cette supposition des portions manquantes d’Un objet visible qui finit par disparaitre dans une solitude prolongée, solitude que nous ne connaissons, nous pratiquement jamais. L’une des seules occurrences de cette perception (qui en un sens est la seule vraie littérale) peut se concevoir dans certains films d’horreur ou de suspense lorsque l’héroïne est seule et que la caméra glisse sur la surface lisse d’un espace sans perspective, un premier plan pur exhaustif et que tout peut surgir de cette absence totale de hiérarchisation. Il n’y a plus que du vu, pas de visible. Par conséquent, de l’invisible peut surgir la présence brute du perçu, alors que rien n’est vraiment invisible dans un monde avec autrui.  Comme le dit Gilles Deleuze, Autrui est l’expression d’un monde possible. Sans lui, nous sommes ramenés à la littéralité effective d’un chaos perçu dont les perspectives nous heurtent parce que nous pouvons pas opérer la synthèse de tous les angles possibles des objets et que donc, ce ne sont pas des objets, mais des fragments bruts, coupants, opaques et finalement monstrueux. 



            Quand nous disons comme Saint Thomas que nous ne croyons que ce que nous voyons, nous ne réalisons pas à quel point nous avons raison mais en ce sens qu’il existe bel et bien un rapport de croyance avec ce que nous voyons et si de fait nous l’apercevons de telle façon c’est parce que nous entretenons un certain nombre de croyances et pas du tout de connaissances dans ce que nous voyons et dans le fait que nous le voyons de telle manière. Ce que Michel Tournier décrit donc dans « vendredi ou les limbes du pacifique », ce sont toutes ces structures, toutes ces spéculations que nous opérons inconsciemment du simple fait de la présence d’Autrui et quand cette présence disparaît pendant longtemps, la perception revient à une forme de littéralité sans croyances ni supposition, ni possibles. Les choses reviennent à l’efficience minimale de leur réalité « pure », donnée. Mais précisément ce ne sont plus « des choses », puisque le passage des aperçus partiels à la supposition de l’objet UN ne peut plus s’opérer. 

            Dés lors l’extérieur devient un chaos de perceptions fragmentées, hostiles, non synthétisables, dures, émergentes, coupantes, non hiérarchisables en premier ou second plan. Tout peut arriver dans cette dimension monstrueuse qui finalement est l’émergence la plus brute d’un pur « donné ». C’est quelque chose qui pourrait faire penser à certaines toiles de Cézanne dans la mesure où, comme le dit le critique d’art Marcelin Pleynet, « on n’entre pas dans les toiles de Cézanne », ce sont des murailles de peinture dans lesquelles aucun plan ou arrière plan ne s’organise pour permettre à notre regard de s’y avancer, de s'y insinuer. Rien que des tâches de couleurs qui composent un seul et même premier plan frontal qui ne concède rien à un réel humain. Cette perception là est une perception sans croyance et nous pourrions dire que finalement nous ne la réalisons jamais consciemment. 



Voici tout ce que nous pouvons développer derrière ce que Russell se contente d’insinuer: « je crois que si une personne  normale entre dans la pièce  où je me trouve, elle verra les mêmes chaises, les mêmes tables, les mêmes papiers et les mêmes livres que moi ». Rarement le scepticisme empirique déploie une telle justesse que dans cette évidence là, dans ce « évidemment! » qui précisément est totalement fallacieux, indu, rigoureusement injustifiable. Que ces objets soient ici les « mêmes » alors qu’il est absolument impossible que moi et les autres personnes  nous nous les représentions identiquement, sous les mêmes angles, des mêmes côtés, revêtant les mêmes aspects, cela prouve assez manifestement que l’idée de" même objet" est seulement dans notre tête et que si communauté de perception il y a ici, cela ne peut être que dans notre entendement, dans nos concepts, dans les suppositions avec lesquelles nous structurons des objets au gré de notre croyance qu’il y a des objets, et c’est tout!

Il y a un vent de folie qui devrait souffler dans la routine de nos train-trains perceptifs et ce qui le retient ne sont ni plus ni moins que des croyances, des postulats, ce que l’on pourrait appeler, en un sens littéral: « des façons de voir ».



Une autre évidence qu’il convient de relativiser d’un point de vue sceptique est l’identité de l’objet que nous touchons et voyons. Deux perceptions engageant des sens différents et pourtant « un » donné. L’objet que je vois est le même que l’objet que je touche. Pourtant les deux peuvent varier. Ainsi par exemple, je peux voir un bâton brisé dans l’eau alors que le toucher me dira qu’il est droit. Je vois une chose et je touche une autre chose. Pourquoi faut-il que ce soit la même chose?



Une réponse s’impose ici: parce que l’illusion de la réfraction explique que je vois comme brisé ce qui en réalité est droit. Ici le toucher corrige la vue. Mais qui choisira et en fonction de quoi? Réponse: mon entendement, tout simplement parce qu’il me fera comprendre que la réfraction affecte ma vue et pas le toucher. C’est très clair. A moins que….

On aura beau faire tomber la vision du bâton brisé comme fausse et induite d’un effet d’optique, cela ne saurait en aucune manière poser que la vision du bâton brisé ne soit pas. C’est ici toute la différence entre l’erreur et l’illusion. Une erreur n’a pas lieu d’être et disparaît dans le néant dés qu’elle est détectée. Elle n’aurait jamais dû être. Mais nous ne pouvons pas en dire autant d’une illusion. Ce n’est pas parce que le bâton n’est pas brisé que la vision du bâton brisé est fausse, puisque elle persiste même quand ma main dans l’eau éprouve la droiture du bâton. Les effets combinés de l’eau du bâton et de la lumière aboutissent à une vision effective. Rien n’est faux ici. Ce qui l’est c’est la proposition selon laquelle « je dis que le bâton n'est pas droit ». 

Quelque chose se fait jour à toute personne qui consent à descendre un tant soit peu dans cette exploration des profondeurs de la perception, bien qu’en fait elle se déploie en réalité plutôt dans les effets de surface. Mais quoi? En fait, nous nous embarquons toujours inconsciemment dans un mouvement qui consiste à structurer des objets immuables dans l’espace alors que ce dont nous faisons strictement l’expérience c’est plutôt d’un étalement continu dans la durée. Je perçois sous l’eau un bâton droit et je vois dans l’eau un bâton brisé. Qui m’impose de considérer que ce bâton soit le même? Pourquoi ne pas consentir à l’idée d’un bâton touché droit et d’un bâton vu brisé? Pourquoi ne pas donner son assentiment à des flux continus d’affects qui incessamment et sans rupture suivent leur cours de telle sorte que nos vies s’y télescopent ou plutôt s’y retrouvent ballotées, rabattues, entrechoquées exactement comme des boules de flipper heurtées par les bumpers et les rampes. Pourquoi ne pas envisager que les affects déploient leur mutation au fil du temps: un bâton droit touché, un bâton vu pas droit: rien que des sensations, pas de bâton "un"?



Bertrand Russell est assis ici à sa table de travail. Il nous décrit ce qu’il voit, ce qu’il expérimente par le toucher la vue, les sens, etc. Nous avons commencé de mettre en lumière le fait que dans ce qu’il voit, comme pour chacun.e de nous, il se produisait un effet de construction mentale, ou en d’autres termes qu’il existait une part de projection constituante dans le fait qu’il voyait UNE table, UNE chaise ou qu’il lui semblait qu’une autre personne entrant verrait « évidemment » les mêmes choses que lui.

         Mais alors qu’est-ce qui vient de nous et de « pas-nous » dans le fait que nous percevons telle ou telle chose? Sommes nous plus constituant que constitué par nos perceptions? C’est probablement le fond de la question. Ce que nous venons de rajouter à cette problématique c’est le fait que ce qui s’y joue n’est rien de moins que l’existence d’ « UNE » vie.

         Si j’adhère plutôt à l’empirisme, alors cela signifie que j’accorde toute mon attention à ce qui fait de moi un sujet constitué, sommé de faire ce qu’il peut, immergé qu’il est dans un flux de sensations anarchique, perpétuel, chaotique. Cela revient précisément à l’émoi d’Alice dans le livre de Lewis Carroll. Au-delà de l’adolescence ce qui s’y trouve décrit n’est ni plus ni moins que l’émergence brute de la vie humaine une fois qu’elle se retrouve confrontée à la révélation du bain d’affects dans l’immersion duquel nos vies se font (et se défont en ce sens qu’elles doivent revenir du présupposé de leur unité).



(§ 3) - Nous mesurons bien ici l’importance considérable de toutes ces questions par rapport à la notion de « sujet »: suis-je « UN » ou « UNE »? Jusqu’où pouvons nous aller dans la remise en cause de l’unité de notre personne? Faut-il vraiment envisager réellement que rien jamais ni personne n’est vraiment UN.E?  C’est le déchaînement radical et déstabilisant de cette suspicion qui jette Alice dans le terrier du lapin blanc et cela avec les hallucinantes représentations qui s’y multiplient et qui finissent de l’achever. Concernant la motivation de l’écriture de cette histoire, il ne faut jamais oublier ce que Lewis Carroll a dit à ce sujet: il s’ennuyait tellement à Oxford qu’à une ville dans laquelle il ne se passait jamais rien, il a souhaité opposer une fiction dont le scénario serait le suivant: il se passe toujours quelque chose, un déferlement d’évènements continu, brut, incompréhensible et génial, de la pure évènementialité sans additifs ni dilution ni compromis. C’est ça « Alice au pays des merveilles »: un conte empirique pur. Alice y fait l’expérience de ne plus pouvoir s’y effectuer en tant que sujet identique et UN.

Bertrand Russell concentre donc son attention sur la table. Ici encore un parallèle s’impose avec les méditations métaphysiques de Descartes. Nous pouvons donc traiter cet extrait d’abord avant de faire le lien avec Bertrand Russell. Ce fil rouge de la référence à Descartes est d’autant plus saisissant et éclairant qu'il faut rappeler que Descartes est « de l’autre bord ». Il est innéiste et rationaliste alors que Bertrand Russell est empiriste et sceptique. Russell s’intéresse à une table, Descartes à un morceau de cire mais pour ces deux philosophes, la démarche nous interpelle par son extrême rigueur.  Nous commencerons par celle de Descartes tout simplement parce qu’elle pose une distinction que nous retrouverons chez Russell: la distinctions entre les qualités premières et les qualités secondes:



« Commençons par la considération des choses les plus communes, et que nous croyons comprendre le plus distinctement, à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons. Je n'entends pas parler des corps en général, car ces notions générales sont d'ordinaire plus confuses, mais de quelqu'un en particulier. Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d'être tiré de la ruche: il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenait, il retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont il a été recueilli; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps, se rencontrent en celui-ci.

En fait Descartes qui vient de fonder l’unité du sujet par sa pensée: « je pense donc je suis » s’attaque à la vérité concernant l’existence des choses extérieures. Je suis devant un morceau de cire qui vient juste d’être retiré de la ruche et qui donc se trouve à l'état naturel. Il sent les fleurs, il a une couleur brune. Il est dur, compact, froid: autant de qualités que l’on remarque par nos sens. Descartes décrit ici ce que l’on appelait à cette époque « les qualités secondes », c’est-à-dire les attributs sensibles d’une chose, ce que l’on se représentait comme constituant une chose du point de vue des sens.

Mais voici que, cependant que je parle, on l'approche du feu: ce qui y restait de saveur s'exhale, l'odeur s'évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoiqu'on le frappe, il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce changement? Il faut avouer qu'elle demeure; et personne ne le peut nier

On approche une flamme de ce morceau de cire, le soumettant ainsi à une chaleur plus intense. L’odeur de fleurs disparaît. Il blanchit, se liquéfie, se répand. De bloc, il devient flaque, liquide, mou empruntant la forme de n’importe quel moule dans lequel on fera couler sa matière. Des qualités secondes par l’entremise desquelles je l’avais défini juste avant, il ne reste plus rien. Je dois reconnaître que c’est à l’apparence sensible d’un tout autre objet que je suis maintenant confronté. Cet objet est « autre »…et pourtant, NON, c’est impossible. Il faut bien que ce soit le même objet puisque finalement la flamme n’a fait qu’imposer une variation de son état. Il est certes passé de l’état solide à l’état liquide mais ce n’est pas pour autant qu’il ne demeurerait pas le même. C’est comme si devant un bloc de glace que je fais fondre en eau, je disais que ce n’est pas la même eau. Donc c’est bien la même cire mais les qualités secondes ne constituent pas l’essence même de la cire, ce qui fait qu’elle est "même". Il le FAUT bien. C’est cela que dit Descartes et nous le suivons ici dans la mesure où nous l’expliquons mais nous pouvons néanmoins remarquer que cette formulation : « personne ne peut le nier » est sujette à caution. Si! On peut le nier, ou du moins ne pas le compter pour rien. On peut même insister sur le fait que ce n’est pas du tout la même façon d’être la cire du bloc à la flaque. Cette métamorphose de la cire n’est pas rien. Ce n’est pas exactement la même cire d’un état à l’autre état. Quelque chose est arrivé à la cire, donc ce n’est pas la même cire. Mais évidemment, ce qui intéresse Descartes, en tant qu’innéiste c’est tout ce que l’entendement perçoit de la cire comme étant même et pas du tout ce que nos sens y relèvent de différent. Cela c’est ce qui attire l’attention de l’empiriste (et de l’artiste).



Qu'est-ce donc que l'on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j'y ai remarqué par l'entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, ou l'odorat, ou la vue, ou l'attouchement, ou l'ouïe, se trouvent changées, et cependant la même cire demeure. Peut-être était-ce ce que je pense maintenant, à savoir que la cire n'était pas ni cette douceur du miel, ni cette agréable odeur des fleurs, ni cette blancheur, ni cette figure, ni ce son, mais seulement un corps qui un peu auparavant me paraissait sous ces formes, et qui maintenant se fait remarquer sous d'autres. 

 

Pour Descartes donc, la flamme m’a fait réaliser qu’il n’est rien des qualités secondes qui finalement constitue la cire «  en propre ». La cire est bien « un corps » mais que ce corps soit celui de ce bloc ou de cette flaque, c’est ce qu’il m’est impossible de poser. Je ne sais pas quel est le corps de la cire, mais je sais qu’il n’est ni ce bloc ni cette flaque. Mais alors qu’est-il?

 

Mais qu'est-ce, précisément parlant, que j'imagine, lorsque je la conçois en cette sorte? Considérons-le attentivement, et éloignant toutes les choses qui n'appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d'étendu, de flexible et de muable. Or qu'est-ce que cela: flexible et muable? N'est-ce pas que j'imagine que cette cire étant ronde est capable de devenir carrée, et de passer du carré en une figure triangulaire? Non certes, ce n'est pas cela, puisque je la conçois capable de recevoir une infinité de semblables changements, et je ne saurais néanmoins parcourir cette infinité par mon imagination, et par conséquent cette conception que j'ai de la cire ne s'accomplit pas par la faculté d’imaginer.

 

Pour bien comprendre ce qui précède il faut entendre qu’à cette époque, toute connaissance d’un objet supposait trois modalités de prise en compte différentes et complémentaires:

  1. Nos sens (l’impact physique avec une matière dans le temps et l’espace)
  2. Notre imagination (notre faculté de mise en image d’un corps, de représentation de tous les aspects d’une chose en incluant ceux que je ne perçois pas directement)
  3. Notre entendement (la définition conceptuelle d’une chose ou d’une substance)

Descartes fait donc passer sa perception de la cire au crible de cette distinction en interrogeant de ces trois facultés celle qui me met vraiment en contact avec la cire la plus « vraie ». Nos sens y parviennent-ils? Non, ils viennent justement d’échouer. Une simple flamme leur a fait perdre toute prétention à une représentation « vraie ». Que puis-je dire une fois confronté.e à cette métamorphose? Que la cire est une étendue, puisque elle bien dans l’espace qu’elle est flexible et muable. En d’autres termes, la cire est une matière fluctuante qui peut occuper l’espace de différentes façons (bloc flaque et finalement, plein d’autres). Mon imagination peut-elle se représenter la totalité des figures susceptibles d’être empruntées par la cire? Non évidemment parce que ces figures sont multiples, voire infinies. Il n’est pas au pouvoir de notre imagination de parcourir cette infinité. 



Que faut-il entendre par imagination? Quelque chose que l’on pourrait baptiser « visualisation mentale », quelque chose qui a à voir précisément avec ce que nous faisons quand nous prêtons mentalement à une chose que nous voyons sous tel angle un autre angle de vision que pourtant nous n’avons pas directement. Mais ici est-ce que je peux faire ce même acte de supposition que celui qui me permet de dire que je vois UNE chaise alors qu’en vérité je la suppose, je lui prête des faces avec lesquelles je ne suis pas directement en prise? Absolument pas. Je suis toujours donc, selon Descartes dans cette même incertitude, coincé entre la nécessité absolue de reconnaître qu’il y a bel et bien ici UNE cire et en même temps incapable de donner une représentation  vraie de ce qu’elle est.

 

Qu'est-ce maintenant que cette extension? N'est-elle pas aussi inconnue, puisque dans la cire qui se fond elle augmente, et se trouve encore plus grande quand elle est entièrement fondue, et beaucoup plus encore quand la chaleur augmente davantage? Et je ne concevrais pas clairement et selon la vérité ce que c'est que la cire, si je ne pensais qu'elle est capable de recevoir plus de variétés selon l'extension, que je n'en ai jamais imaginé. Il faut donc que je tombe d'accord, que je ne saurais pas même concevoir par l'imagination ce que c'est que cette cire, et qu'il n'y a que mon entendement seul qui le conçoive; je dis ce morceau de cire en particulier, car pour la cire en général, il est encore plus évident. Or quelle est cette cire, qui ne peut être conçue que par l'entendement ou l'esprit? Certes c'est la même que je vois que je touche, que j'imagine, et la même que je connaissais dès le commencement. Mais ce qui est à remarquer sa perception, ou bien l'action par laquelle on l'aperçoit n'est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l'a jamais été, quoiqu'il le semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l'esprit, laquelle peut être imparfaite et confuse, comme elle était auparavant, ou bien claire et distincte, comme elle est à présent, selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elle, et dont elle est composée. »

 

Il faut bien que cette cire vraie soit un corps, mais ce corps, il m’est impossible de lui prêter une forme, voire plusieurs, voire une infinité. Il faudrait que je puisse me représenter une façon d’occuper l’espace au gré d’une infinité de figures, et que je puisse sérieusement assumer cette infinité, la poser. Mes sens sont hors jeu dés le départ, dés la fonte du bloc par la flamme, tout simplement parce qu’ils me disent qu’il y a deux corps là où il ne peut en exister qu’un seul. Mon imagination non plus ne m’est d’aucun secours ici, car cette visualisation mentale d’une infinité de figures dépasse sa puissance. Ce qu’il faut, c’est trouver en moi une faculté capable de soutenir ce paradoxe d’un objet qui consiste en UN corps tout en étant aussi susceptible de revêtir une infinité de figures. Pour reprendre le titre d’un ouvrage d’Arthur Koestler, ce n’est pas entre le zéro et l’infini que nous sommes coincé.e.s mais entre le 1 et l’infini. 



Or, il n’est qu’une faculté qui puisse triompher là où les autres ont échoué, c’est l’entendement parce que rien ne s’oppose à ce que nous posions le CONCEPT d’un objet susceptible d’une infinité de figures mais il est impossible 1) que nous le percevions par nos sens 2) que nous nous le représentions par l’imagination. Que la cire soit et qu’elle soit une et qu’elle soit cette étendue susceptible d’une infinité de figure c’est ce que mon entendement voit là où mes sens ne voient rien et là où mon imagination ne peut rien « mentaliser » (comment le pourrait-elle puisque justement « mens » en latin veut dire esprit?) 

Ce que mon esprit ou mon entendement perçoit de la cire, c’est sa qualité première. Ce que mes sens en expérimentent ce sont ses qualités secondes. La flamme a finalement fait fondre les qualités secondes de la cire et a porté à la lumière de mon esprit l’évidence de sa qualité première: l’infinité des figures qu’elle est susceptible de revêtir dans l’espace. Je peux poser ce concept là, ce qui signifie que je peux grâce à mon esprit voir la vérité de la cire UNE là où mes sens et mon imagination ratent ou spéculent sur des représentations imparfaites, limitées, partielles, insuffisantes.



Tous ces efforts de Descartes ont été dispensées pour poser l’évidence de l’unité de la cire comme manifeste pour une seule  faculté: l’entendement. Nous qui croyions à une unité révélée aux sens, sommes selon Descartes, contraints de reconnaître leur inefficience, leur épuisement. « Il y a » unité de la cire, mais cette unité n’'est claire et distincte qu’à l’esprit et il en a une expérience effective, ce que Descartes appelle un « experimentum mentis ». 

Si nous revenons à Bertrand Russell, nous constatons une fois de plus que ses remarques, bien qu’ayant à voir sans discussion à la même question se limite à des considérations plus immédiates, plus sensibles. Je perçois ce que Descartes appellent les qualités secondes de la table: sa forme, sa densité, sa couleur, etc. Nous n’envisageons pas qu’une autre personne puisse percevoir autre chose. Mais la lumière du soleil ne tombe pas uniformément sur toute sa surface de telle sorte que les reflets du soleil varient en fonction de la position de l’observateur.trice. Russell ne va pas chercher l’exemple de la flamme qui fait changer la cire d’états mais cela revient au même: les qualités secondes sont bien « secondes » en ce sens qu’elles ne parviennent pas à poser l’unité de l’objet ou de la substance. Quel est le critère de la réalité d’une chose? Est-ce son unité ou sa plasticité, ou sa sensibilité? Est-ce le fait que cette chose se donne à voir à toucher à sentir? Si l’on répond oui, le problème c’est que de ce point de vue ce n’est pas en tant qu’elle est UNE chose qu’elle est sensible. Bien au contraire sa manifestation sensible varie selon les angles de vue, selon la lumière. Cette chose dont nous partons du principe qu’elle est UNE se démultiplie en une déclinaison d’affects qui différent en fonction de la position.




Il y a une thèse dont nous pourrions dire que Descartes en partait dans son analyse du morceau de cire, c’est que la cire est nécessairement « une ». C’est en s’appuyant sur cette évidence que finalement Descartes va prouver que cette évidence en est une pour l’esprit mais pas pour les sens ni pour l’imagination. Tout son raisonnement s’appuie finalement sur ce présupposé. Il faut bien que la cire se perpétue du bloc à la flaque. Quelle faculté peut voir cette perpétuation? L’esprit.  Pourquoi? Parce que l’esprit voit plus loin ou mieux que les sens. L’innéisme de Descartes est ici clairement efficient, revendiqué dans la mesure où cette supériorité de l’entendement , de l’esprit sur les sens vient finalement de ce que l’esprit soit l’esprit et de ceci que pour un insisté, un rationaliste, l’esprit est supérieur au corps. Il bénéficie d’une antériorité ontologique. A tous points de vue, il passa avant. Un innéiste est un esprit avant d’être un corps, ou du moins il est l’un « en même temps que l’autre. Un empiriste est un corps avant d’être un esprit. Aucun empiriste ne peut se rallier au « je pense donc je suis » de Descartes.

Que Russell soit empiriste se remarque donc tout de suite dès le paragraphe 4. Après avoir pris acte des différences de reflets et de couleurs observables de la table en fonction de la position de l’observateur.trice et de celle du soleil., il évoque les peintres dans un passage qui est très proche des thèses défendues par Merleau- Ponty dans son livre « l’oeil et l’esprit »:

« Homme de l'artifice, le savant est un activiste... Aussi évacue-t-il ce qui fait l'opacité des choses, ce que Galilée appelait les qualités: simple résidu pour lui, c'est pourtant le tissu même de notre présence au monde, c'est également ce qui hante l'artiste. Car l'artiste n'est pas d'abord celui qui s'exile du monde, celui qui se réfugie dans les palais abrités de l'imaginaire. Qu'au contraire l'imaginaire soit comme la doublure du réel, l'invisible, l'envers charnel du visible, et surgit la puissance de l'art: pouvoir de révélation de ce qui se dérobe à nous sous la proximité de la possession, pouvoir de restitution d'une vision naissante sur les choses et nous-mêmes. L'artiste ne quitte pas les apparences, il veut leur rendre leur densité... Si pour le savant le monde doit être disponible, grâce à l'artiste, il devient habitable."



Autant l’artiste ne cherche aucunement à détecter l’unité de la chose ou de la substance derrière les apparences, autant le scientifique ne progresse qu’en conceptualisant, qu’en synthétisant, qu’en substantialisant. Il FAUT qu’il y ait UNE cire pour Descartes. Il ne FAUT pas qu’il y ait UNE table pour Picasso ou pour Cézanne, et finalement il n’est pas bien sûr qu’il en FAILLE une pour Bertrand Russell. Toutefois, ici, Russell ne situe pas le philosophe et l’artiste dans le même camp  Le peintre se contente de la mutabilité des apparences, de leur chatoiement (notamment les impressionnistes), mais les philosophes veulent quand même savoir ce qu’il en est de la cire, même si c’est éventuellement pour dire qu’elle est plus dans notre esprit que dans la réalité. 

Il nous faut porter toute notre attention sur cette dernière formulation: la cire serait-elle davantage dans notre entendement que dans le réel? Pour Descartes, la réponse est « non »: mon entendement voit la cire, celle qui est « là » , même si mes sens se laissent abuser par le changement d’état. La cire est UNE, cela ne fait aucun doute et mon esprit la perçoit dans cette unité. Mais il est quand même difficile d’adhérer complètement à cette hypothèse selon laquelle finalement « l’esprit aurait des yeux », parce que de deux choses l’une: soit ces yeux sont sensibles et alors ils sont les organes de ma vue sensible, de mes sens (et c une sont pas des yeux de l’esprit mais du corps) soit Descartes évoque ici une sorte d’intellection pure et immédiate de mon esprit, une sorte d’intuition. C’est plutôt cela qu’il veut dire, mais ce n’est pas plus clair pour autant.

De même qu’est-ce qui fait l’unité de la table? Est-ce le bois? Non parce que cela reviendrait à dire qu’une table est une chaise si elle est en bois. Est-ce sa forme alors? Non parce que cela reviendrait à dire aussi qu’elle est une table en Formica et ce ne serait plus cette table.