lundi 20 mai 2013

"Le corps utopique" de Michel Foucault - De la philosophie pratiquée comme "sport extrême" (1)


Michel Foucault est né le 15 octobre 1926 à Poitiers. Il mourra, 57 ans plus tard, à Paris le 25 juin 1984. Gilles Deleuze a consacré un livre à ce philosophe avec lequel il se lia d’amitié. « Michel Foucault, dit-il, avait une extrême violence maîtrisée, dominée, devenue courage. Il tremblait de violence dans certaines manifestations. Il percevait l’intolérable. Foucault invoque toujours la poussière ou le murmure d’un combat, et la pensée elle-même lui apparaît comme une machine de guerre. C’est que, dés que l’on fait un pas hors de ce qui a déjà été pensé, dés que l’on s’aventure hors du reconnaissable et du rassurant, dés qu’il faut inventer de nouveaux concepts pour des terres inconnues, les méthodes et les morales tombent, et penser devient, suivant une formule de Foucault, « un acte périlleux », une violence qu’on exerce d’abord sur soi-même (…) On reconnaît volontiers qu’il y a du danger dans les exercices physiques extrêmes, mais la pensée aussi est un exercice extrême et raréfié. Dés qu’on pense, on affronte nécessairement une ligne où se jouent la vie et la mort, la raison et la folie, et cette ligne vous entraîne. On ne peut penser que sur cette ligne de sorcière, étant dit qu’on n’est pas forcément perdant, qu’on n’est pas forcément condamné à la folie ou à la mort. Foucault n’a pas cessé d’être fasciné par cela, ce renversement, cette culbute perpétuelle du proche et du lointain dans la mort ou la folie. »
On peut remarquer l’utilisation fréquente par certains journalistes du qualificatif d’ « inclassable » appliqué à certaines personnalités qui ont marqué la pratique de leur spécialité d’originalité, mais évidemment cela reste encore une manière de classer. Michel Foucault est moins un philosophe « inclassable » que celui qui a sans aucun doute réfléchi avec le souci « généalogiste » le plus rigoureux à l’inclassable, c’est-à-dire à ce processus normatif par le biais duquel une inclination, une différence, une personne étaient jugés comme inclassable par une société donnée, à une époque donnée. Cette préoccupation était biographiquement inscrite dans la trajectoire existentielle de Foucault du fait de son extrême sensibilité et de son homosexualité. Autrement dit, les questions qui définissent les axes de sa pensée sont exactement celles dont il a, dans son existence, vécu physiquement la teneur problématique. Il ne s’est pas fixé à lui-même ses objets d’étude ; ceux ci ne pouvaient être que ceux là tout simplement parce que vivre dans la peau de Michel Foucault relevait indubitablement de cette extrême sensibilité à ce qui nous conduit à vivre notre différence dans la honte et la culpabilité. Et ce mouvement sous la dynamique duquel s’est constituée entièrement son œuvre suit avec virtuosité et érudition ce fil de la construction de l’arme la plus efficace de résistance à l’esprit même de normalisation ainsi qu’à l’insinuation de tous les pouvoirs. Et cette arme, dont on pourrait dire qu’elle tient beaucoup du marteau dont Nietzsche faisait déjà l’instrument privilégié du philosophe consiste à démasquer sans prescrire.

C’est la raison pour laquelle, tout lecteur abordant l’œuvre de Foucault avec l’espoir d’y trouver des préceptes, des consignes, des indications lui permettant de vivre mieux ou de vivre bien en ressortira nécessairement déçu. Il n’est pas vraiment question pour lui de savoir comment il convient de vivre mais de réaliser à quel point des mécanismes de pouvoir se glissent subrepticement dans des comportements ou des modalités de subjectivation (la façon dont nous nous constituons comme sujets) dont nous ne sommes pas conscients. Peut-être pourrait-on dire qu’à la question de savoir « comment vivre ? », il a substitué les termes de ce questionnement infini sur tous les processus par le biais desquels nous nous prenons et sommes pris pour « quelqu’un », nous qui vivons. Penser, c’est finalement explorer le « sous sol » de l’acte de penser, mettre à jour les ressorts cachés sous l’efficience desquels nous sommes toujours conduits à penser comme ceci ou comme cela. Penser vraiment pour Foucault comme pour Nietzsche, c’est soupçonner qu’on a toujours un mécanisme à mettre à jour dans la réalisation de cette « constante » historique à la lumière de laquelle on saisit que l’on a toujours pensé sous l’autorité de…Ce qui se cache derrière ce « de » est moins une personne ou un groupe de personne qu’un phénomène que l’on pourrait appeler « le pouvoir ». (Dans le cours sur la religion : « L’existence humaine a-t-elle du sens sans religion ? », nous avons vu à quel point l’émergence des religions marquait dans l’histoire de l’humanité ce passage par le biais duquel les hommes ont substitué à l’effroi du Numineux la soumission au Pouvoir, comme si l’efficience d’un rapport de force entre les hommes, aussi brutal et violent soit-il, les protégeaient de la nécessaire réalisation de leur existence « nue » au cœur des forces physiques). La philosophie de Michel Foucault est constamment animée de ce souci qui consiste à relever les procédures les plus sournoises, les plus insidieuses et les plus dissimulées sous l’entremise desquelles une forme de pouvoir se glisse toujours dans les comportements qui nous apparaissent comme étant au contraire les plus donnés, les plus spontanés.
On pourrait être désarçonné, voire critique à l’égard du caractère exclusivement négatif, dénonciateur de cette dynamique de travail et reprocher à  Foucault de ne jamais nous représenter « le positif » de cette négativité, le « modèle » auquel ressemblerait une humanité libérée du pouvoir, c’est-à-dire d’elle-même, mais qu’on y réfléchisse un peu : comment pourrait-il éviter de devenir exactement tout ce à quoi il s’oppose s’il se laissait aller, si peu que ce soit, à « préconiser », à défendre une thèse ? Affirmer, n’est-ce pas nécessairement « prescrire » ?
Foucault, comme de nombreux penseurs de la même époque : Lacan, Barthes, Deleuze, est bien trop conscient de la fonction autoritaire, systématique, voire totalitaire des mots (« la langue est fasciste » - Roland Barthes) pour tomber dans le piège de l’idéologie. C’est peut-être quand on s’engage par ses discours, par son militantisme doctrinal, qu’on ne prend, en réalité, aucun risque, parce qu’on reste toujours sous le couvert de la capacité inhérente à toute prise de position par le langage de ne s’exprimer que par des mots d’ordre.
A ce faux risque (celui d’une pensée faussement rebelle que l’on pourrait assimiler aujourd’hui aux prises de parole de Michel Onfray, celles d’une pensée pauvre qui croit déranger alors qu’elle ne dérange rien ni personne) s’oppose un vrai qui est celui-là même qu’indique Deleuze évoquant la pensée de Foucault: celui de la mort et de la folie. Si nous ne nous situons pas quand nous pensons à la pointe de notre ignorance, comme dit Deleuze, nous ne faisons que penser à partir de ce que nous connaissons déjà, ce qui ne nous fera découvrir que du « déjà pensé ». Penser vraiment, c’est risquer la folie, pousser le scepticisme jusqu’à ne jamais tomber dans la facilité d’admettre quelque chose. Très représentative est à cet égard la polémique qui opposa Jacques Derrida et Michel Foucault au sujet de la phrase de Descartes dans la première Méditation Métaphysique. Il ne s’agit pas ici de revenir sur le fond de cette querelle mais seulement d’évoquer son motif.
 Faisant référence à ces « insensés » qui se prennent pour le roi, Descartes écrit : « Mais quoi ce sont des fous, et je ne serai pas moins extravagant si je me réglais sur leur exemple. » Par la suite, il invoquera le rêve pour expliquer qu’on ne peut jamais être assez assuré de ne pas rêver pour jouir de la certitude d’être ce que nous avons l’impression d’être ou de faire. Jacques Derrida, insiste donc, à juste raison, sur le fait que, philosophiquement, dans le suivi du raisonnement de la première méditation, Descartes utilise le songe comme argument par le biais duquel finalement nous ne sommes pas en position de nous distinguer du fou qui se prend pour ce qu’il n’est pas. Mais Foucault jette sur cette phrase ce que l’on pourrait appeler un regard de généalogiste, au sens Nietzschéen du terme : de quoi est-elle historiquement porteuse ? Dans l’efficience de quel devenir sociétal s’inscrit-elle ? Et la réponse est, comme toute la philosophie de Foucault, violente, puisque c’est exactement tout le processus d’exclusion et d’enfermement de l’aliéné qui, dans cette affirmation, dans ce « cri », se voit en quelque sorte entériné, justifié, apte, légalement viable.
Ce qui, en dernière analyse, peut donner raison à Foucault, c’est le fait qu’il s’agit bien pour Descartes (mais nous le saurons qu’au fur et à mesure que les méditations s’enchaînent) de distinguer et de fonder la décision de « raisonnablement » douter par quoi se « certifie » à elle-même l’existence d’un « je pense » par opposition au délire du dément qui n’existe que relativement, aléatoirement dans la mesure où il ne se sait pas exister en tant que « je ». Qu’il faille aller voir du côté des autistes pour progresser dans la détermination de ce que penser « est », du criminel pour comprendre ce qu’est l’existence socialisée, c’est évidemment ce que tous les philosophes héritiers de Descartes ne peuvent admettre, alors que c’est totalement la voie dans laquelle s’engage la pensée de Foucault.  Penser ne consiste pas, comme le fait Kant à délimiter le périmètre à l’intérieur duquel on peut penser à l’exclusion de celui dans lequel on ne le peut pas, mais, au contraire, à se situer dans cette limite pour la nier et penser ce qu’on n’a encore jamais pensé. Descartes a exploré cette limite mais quelque soit la profondeur remarquable de son engagement, il finit par se rallier à l’exercice d’une raison normative, d’une pensée assignable à un sujet.  

Le risque encouru par Foucault n’est peut-être pas très éloigné de celui qui conduisit Nietzsche à la folie pour autant que ce terme ait vraiment du sens (et c’est justement tout ce qui intéresse le philosophe français quand il rédige sa thèse sur « l’histoire de la folie à l’âge classique » : montrer à quel point cette prétendue objectivité de la distinction entre l’aliénation et « la bonne santé mentale » suit en réalité des aléas historiques, c’est-à-dire contingents, donc hasardeux). Ce danger consiste à pousser tellement loin les exigences de la méthode de la généalogie qu’il n’est rien de la pensée qui puisse « se dire », « s’avancer », comme une tentative structurée par le langage d’épuiser le langage, de démonter un à un tous les ressorts qui en font, ainsi que le suggère Lévi-Strauss à propos de l’Ecriture, un instrument de pouvoir, un système dont l’idéologie en structurant tous les systèmes, ne crée de pensée que « bridée », circonvenue, autorisée, mystifiée. De fait, on trouve dans la philosophie de Michel Foucault des formulations qui se situent exactement à la crête de ce moment critique au sommet duquel le langage est poussé à la limite de ce qu’il peut faire, se voit projeté dans la lumière crue de sa seule vérité, celle d’être fictif, c’est-à-dire « la nervure verbale de ce qui n’existe pas tel qu’il est ». Peut-être s’agit-il finalement d’utiliser le langage dans une perspective qui le retourne contre lui-même, de dire qu’on ne peut rien dire sans s’abuser soi-même en le disant.
 Mais de quelle illusion s’agit-il ici ? Pourquoi est-il si difficile, voire impossible d’utiliser le langage à bon escient ? Tout simplement parce que, comme Nietzsche l’a plusieurs fois exprimé dans ces écrits, les hommes préfèrent s’entendre sur des généralités (nécessairement fausses, arbitraires, spéculatives), c’est-à-dire des mots, des concepts, plutôt que jouir de l’accroissement de leur volonté de puissance. A chaque fois que nous « disons » quelque chose, nous posons ce que nous disons comme « vrai », mais cette prétendue vérité est toujours, en fait, une vérité autoréférentielle et systématique de la langue. Je ne peux pas dire, par exemple, que « le petit chat est mort » sans poser comme évidente, universelle, valide et figée la pertinence du concept de chat. La « vraie » vérité est qu’il y a, au-delà du mot, « la chose » mais la chose est moins chose que « devenir ». Ce « devenir », c’est, en un sens, tout ce que Darwin a révélé : comment les espèces pourraient-elles évoluer sans que chacun de ces « spécimens » ne soit, au-delà de son existence particulière, le vecteur d’un mouvement lent, insensible et continu. Il n’y a pas de « chat », il n’y a dans tous les chats que la dynamique du mouvement infini d’un « devenir chat » qui ne cesse de tendre vers « autre chose ».
Par conséquent tout ce que l’on dit part de ce présupposé faux en vertu duquel tout dans le réel est conceptualisable, réductible, délimitable en idées générales. Nous avons inventé la vérité de nos mots sans nous apercevoir qu’à cause de cela nous ne cessons de nous fier comme à la référence absolue à une caricature de vérité : « la vérité est un mensonge dont on a oublié qu’elle en est un » dit Nietzsche. Dire c’est sous-entendre comme présupposition à ce que l’on dit un régime de vérité qui est faux. Cela « va sans dire », mais c’est justement à cause de cela que ce que nous disons, parce que nous le disons, est toujours faux « déjà ». Mais qu’est-ce que cela peut devenir : « dire », quand on réalise cette supercherie fondamentale ?
La réponse définit exactement l’acte périlleux de l’écriture philosophique telle que des auteurs comme Nietzsche, Barthes, Foucault, Blanchot, Deleuze s’y sont essayé. En un sens, il s’agit de parler sans dire  mais en tant qu’exercice du « dire extrême ». Cela explique totalement la tonalité poétique de l’écriture de Nietzsche et le caractère extrêmement littéraire, foisonnant d’images, de références, de rapprochements, de métaphores et de figures rhétoriques de Michel Foucault. Puisque dire est partir d’emblée du mauvais pas d’une conception arbitraire de la vérité, il s’agit de styliser l’utilisation de la langue, de lui donner une verticalité, une gratuité, une légèreté, un cryptage, un ancrage idiosyncrasique (disposition propre à une personne). Avec Michel Foucault, nous avons sans aucun doute affaire à un style d’écriture rare qui conjugue l’intuition musicale de la langue avec l’ajustement « au laser » du mot « exact ».
Ecrire devient un exercice de funambule : il s’agit d’utiliser la langue, puisque nous n’avons rien d’autre mais aussi de la contenir en-deçà de toute la puissance de falsification dont elle est structurellement porteuse, de la retenir de dire. Il importe que la phrase du discours tienne de la phrase musicale pour que la vérité émise fasse « effet de sonorité » avant de s’imposer en tant qu’esprit de conformité à « la norme » du vrai. Tout le propos de Michel Foucault consiste justement à retrouver sous apparence globale d’autorité des concepts, l’épaisseur généalogique, changeante, évolutive, infiniment lente et détaillée des mutations sociologiques. Ce que l’on dit n’est jamais d’abord ce que l’on dit mais ce qu’une certaine inflexion des façons d’être, de penser et d’agir a rendu possible. C’est ce sous-sol qu’il convient de sonder pour toucher le fond de réalité d’un énoncé, d’une institution, d’une mentalité, d’une efficience normative. La fluidité du style d’écriture de Michel Foucault se confond avec son ambition philosophique. Il convient que l’attention du lecteur ou de l’auditeur soit portée comme on l’est par la juste modulation d’un chant pour percevoir peu à peu la dynamique de genèse  et de constitution du « vrai ». La musique de la langue nous transporte mais ce charme en opérant nous permet d’échapper au pouvoir d’intimidation des concepts en situant notre écoute dans le champ d’une autre dimension que scientifique, objective, universalisante.
C’est bien là la perspective essentielle dans laquelle tout lecteur de Foucault doit se situer : celui de « la généalogie ». Nietzsche a forgé un outil à casser les valeurs. Mais qu’est-ce qu’une valeur ? C’est une idée dont on nous présente le contenu, le substrat comme devant être adopté, suivi, et cela de par sa seule nécessité intrinsèque, comme si la justice, de cela seule qu’elle est justice, ne pouvait pas ne pas « valoir » à titre de référence absolue dans tous les rapports entre individus au sein d’une cité. Le « marteau de la généalogie » conçu par Nietzsche consiste à nous ramener aux conditions historiques dans lesquelles une telle notion a vu le jour et de prouver ainsi qu’il est d’autant moins « requis » de lui obéir sous la pression d’une nécessité conceptuelle, valant de toute éternité que cette « éternité » est fausse puisque la notion est « née ». La généalogie, c’est le souci de trouver le comment d’un pourquoi. A la question de savoir pourquoi il faudrait être juste, un platonicien répondra, en toute dernière instance : « parce qu’il y a la justice » (même si Socrate prend soin de montrer à quel point la définition de « la justice » est problématique).

 Mais Nietzsche, armé de son « marteau », décrit comment ce terme, aussi policé et lisse soit-il s’ancre en réalité sur un sol meuble, glissant, tissé de toutes les humeurs et les mentalités qui constitue le devenir des peuples, des habitus et des circonstances. Tant que l’on ne trouve pas derrière la gangue aseptique des concepts ce nerf à vif des conditions historiques dans le mouvement desquelles ils se sont construits, on parle dans le vide de l’abstraction ; et ce qui est grave, c’est que ce vide de l’abstraction fait autorité. Le marteau de Nietzsche dont Foucault poursuit l’œuvre de démolition consiste à détruire le présupposé de la nécessité propre et inconditionnelle d’une valeur en exposant l’évidence de sa teneur historique. Je ne progresserai jamais, par exemple dans la question de savoir pourquoi les hommes croient en un ou plusieurs dieux tant que je ne serai pas allé interroger les conditions dans lesquelles est apparue dans l’humanité le désir de croire et de célébrer les dieux, lequel doit bien correspondre à quelque chose, mais ce quelque chose n’est pas métaphysique, étymologiquement « au-delà du physique », il s’inscrit dans l’évolution des faits, par quoi on réalise que si les choses en sont venues là, à l’émergence de cette valeur là, ce n’est pas par l’effet d’évidence de sa seule validité conceptuelle, mais plutôt sous la pression de croyances qui sont parvenues à un moment donné à se structurer en systèmes et à s’imposer sous cette forme aux mentalités d’une population.
Sous cet angle, Foucault qui utilise cette perspective généalogiste comme le protocole invariable de tout traitement d’une question est le plus historien des philosophes. Il ne fait pas de l’histoire de la philosophie mais il fait de l’histoire le seul moyen de faire de la philosophie. Celle-ci, selon Foucault, n’a aucune vocation à prescrire, à nourrir la prétention d’orienter nos existences. Elle est même l’antidote absolu à toute velléité de notre part de nous trouver des maîtres, des références, des devoirs, des impératifs ou des Idéaux. La vérité de l’acte de penser ne consiste pas dans ce qu’il produit, dans ce qu’il affirme, mais dans l’exploration de l’inconscient historique au fil duquel il se constitue.

Foucault ne poursuit pas seulement l’œuvre de Nietzsche du point de vue de la méthode mais aussi, sur le fond, dans ce travail de destruction systématique des notions cardinales autour desquelles nous orientons nos vies. C’est ainsi que le philosophe allemand avait écrit : « Dieu est mort », décrivant ainsi, non pas son athéisme, mais le mouvement de désaffection du sacré, observable en Europe, mouvement qu’il a, à bien des égards, « prophétisé ». Or, Foucault lança, dans les années soixante une vive polémique autour de cette affirmation selon laquelle était en train de se produire à cette époque « la mort de l’homme ». Il convient vraiment de comprendre à quel point tous les énoncés de Michel Foucault ne doivent être reçus qu’en tant qu’ils s’inscrivent dans l’efficience généalogiste d’une dimension au sein de laquelle aucune idée ne « vient » aux hommes autrement qu’historiquement.
Foucault ne nous parle pas tant de l’homme que de l’humanisme, c’est-à-dire finalement de cette façon de penser qui consiste à orienter toutes nos pratiques autour de l’homme en tant que « valeur ». Or la plupart des historiens de la pensée font remonter l’humanisme à des auteurs comme Montaigne ou Erasme. C’est l’exemple type de ce que Bergson appelle « l’illusion rétrospective du vrai ». A partir d’un mouvement apparu à une certaine époque, on va chercher dans ce qu’il a précédé les signes annonciateurs de son apparition entretenant ainsi l’illusion d’une fatalité, d’un devoir être alors que ce courant aurait très bien pu ne jamais voir le jour. Nous ne vivons que des contingences que nous adorons transformer artificiellement en nécessités. Dire de Montaigne qu’il est humaniste, c’est suggérer que son œuvre est le prélude d’un mouvement de pensée qui culminera dans la révolution française et imposera sa marque à tout le 19e, voire au début du 20e.
Mais pour un généalogiste comme Foucault, ces analyses sont parfaitement illusoires. Il existe en toute époque un fond structurel de systèmes de pensée que certains hommes peuvent éventuellement dépasser mais toujours à partir de ce qu’ils dépassent. Suggérer que Montaigne aurait écrit sous l’influence d’idées qui n’ont été émises qu’à la fin du 18e siècle est aussi stupide qu’affirmer que Napoléon est le premier dirigeant à avoir voulu l’Europe (il l’a conquise mais il n’envisageait pas de la construire). Il existe bien un « devenir » des idées dans lequel nous sommes pris mais cela ne signifie d’aucune manière que telle idée insistait déjà dans telle autre de trois siècles sa cadette. La vérité est qu’il n’est rien de l’homme qui s’impose à l’homme autrement qu’historiquement, c’est-à-dire à une période que l’on peut dater, que l’on peut segmenter, délimiter dans l’histoire. L’homme est apparu à l’homme comme préoccupation essentielle, fondamentale, avec la Révolution française. La seconde moitié du 20e décrit exactement la fin de cet engouement et c’est ce que signifie l’expression : « la mort de l’homme ».
Or Michel Foucault décrit avec un sens du raccourci très éclairant cette dynamique de transmission et d’expiration de la mort de Dieu telle que Nietzsche l’avait annoncée et de cette mort de l’homme dont il est lui le « porte-voix ». A partir du moment où le rapport de l’homme au réel s’est désacralisé (pensons à l’anticléricalisme des révolutionnaires français), tout est devenu « possible ». C’est le sens de la phrase de Dostoïevski dans « les frères Karamazov » : « Si Dieu n’existe pas, tout est permis ». Cette évolution a libéré en l’homme le sens de l’initiative politique et morale, comme si le moment de prendre en main son destin était venu pour un être qui ne se perçoit plus comme créature de l’être suprême (c’est le temps des révolutions, en France, puis en Russie, en Chine, etc.). Mais avec « la mort de l’homme », c’est une nouvelle ère qui s’ouvre, ère dont Michel Foucault, paraphrasant Dostoïevski résume la dynamique en ces termes : « si l’homme n’existe pas, tout est nécessaire ». Quand Dieu valait à titre de référence absolu, l’occident ne faisait que chercher au travers de son évolution le fil de cette divine nécessité (c’est la théodicée). En substituant à cette valeur, celle de l’humain, l’idéologie des droits de l’homme a instauré, comme on pourrait le dire d’un « habitus », le culte de la liberté.

C’est sous cette impulsion que les sciences de l’homme ont vu le jour : la sociologie, la psychologie, la psychanalyse, l’ethnologie. Mais nous constatons dans la seconde moitié du 20e siècle, qu’aucune de ces sciences ne conclue à l’efficience d’une réalité humaine propre, définissable en elle-même, pour elle-même. Au contraire, l’humain n’y apparaît qu’à partir de grandes structures formelles sur le fond desquelles il se constitue, il se donne une apparence de réalité. Quelles sont ces structures formelles ? Ce sont celles de la parenté comme Marcel Mauss et Claude Lévi-Strauss les ont parfaitement décrites. Ce sont les mythes tels que Georges Dumézil en a fait l’inventaire. Ce sont les langues dont Ferdinand de Saussure et, après lui, Jacques Lacan  ont exploré l’efficience systématique et plus que déterminante pour ce que c’est pour l’homme, que penser, voire d’être. L’individu humain ne décide rien, ne crée rien, ne fait rien advenir de lui-même, il est seulement pris dans la dynamique de ces systèmes formels au gré desquels il s’invente illusoirement un libre-arbitre. « Penser par soi-même » est peut-être l’une des expressions les plus fallacieuses et les plus risibles pour Michel Foucault puisque on ne peut autrement penser qu’à l’intérieur de ce que les efficiences croisées de toutes ces systématiques rendent effectivement « pensable », et c’est de la nécessité de ces structures là qu’il importe, selon Foucault, de comprendre le mouvement.

Probablement ne peut-on assimiler une philosophie qu’en discernant précisément ce qu’elle revêt de trouble et de fascination. Les œuvres de Foucault ne révèlent cette puissance d’envoûtement qu’à partir du moment où nous consentons à entrer avec elle dans « l’archéologie du savoir » (titre d’une œuvre de Foucault), dans l’inconscient historique de la pensée, c’est-à-dire dans ce qui à une époque donnée a rendu possible l’émergence de cette idée. Rien ne s’impose de soi, pas plus notre détermination sexuelle que notre mortalité ou notre ancrage à un corps « donné ». Tout est sujet de généalogie, c’est-à-dire que tout est pris dans les plis d’un jeu de glissement de structures par le biais duquel quelque chose toujours pense en deçà de ces pensées assumées dont nous croyons absurdement les « auteurs ». Ce « quelque chose » a beaucoup à voir avec la méthode de Foucault, avec son itinéraire personnel, avec ce que Merleau-Ponty appellerait « sa structure d’existence ». Mais de quoi s’agit-il ? De rendre compte de cette dynamique historiale inconsciente par le biais de laquelle « une pensée » vient à l’esprit, étant entendu qu’il n’en existe pas d’autre. Nous pouvons toujours nous épuiser à défendre une prise de position sur un sujet de société par un raisonnement objectif, logique, rationnellement inattaquable, idéologiquement assumé, socialement nécessaire, la vérité de Foucault consistera toujours simplement mais fermement à nous ramener à cette perspective historique et structuraliste sous l’angle de laquelle ce que nous affirmons comme le fond inconditionnel de notre engagement, de notre certitude, de notre « foi », de notre « credo » viscéral, n’est rien d’autre que le scintillement, l’effet de surface d’un mouvement lent, continu et insensible par le biais duquel penser est toujours déjà en train de devenir autre chose que ce qu’il était.

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